Conférence à l’ESA sur le Thème de la AntiCorruption: Défis et Solutions. En Partenariat Avec HEC Paris et l’Université Paris Descartes.

Monsieur le Ministre, Monsieur le Président Vermès, mesdames et messieurs, chers amis,
Un grand merci à Me. Sandrine Richard et à tous ceux qui ont contribué à l’organisation de cette journée, parce qu’il ne suffit pas de dénoncer la corruption : c’est d’action que nous avons besoin. Le grand Einstein disait : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font du mal, mais par ceux qui les regardent faire sans réagir ». En ces temps difficiles, tout le monde autour de nous parle de la nécessité d’éradiquer la corruption. Beaucoup de gens sont crédibles lorsqu’ils
le font, et d’autres le sont beaucoup moins, mais il est quand même bon qu’ils en parlent. On
en parle à tel point que nous pouvons nous demander comment ce fléau persiste et s’étend
encore plus chaque jour qui passe, jusqu’à monter certains jeunes dans le besoin contre leurs
parents qui n’ont pas su en profiter, jusqu’à isoler complètement les bons fonctionnaires dans
un environnement qui ne leur ressemble plus, jusqu’à démolir les ressources et la capacité de
résister face aux grands défis, et jusqu’à transformer parfois l’outil judiciaire lui-même en un
allié des corrompus et en instrument d’oppression de leurs dénonciateurs.
Mesdames et messieurs,
Si le Liban officiel avoue aujourd’hui haut et fort qu’il doit lutter contre la corruption qui
gangrène notre système, c’est certainement une bonne chose. Il est capital de reconnaitre
l’existence du mal et d’en définir le périmètre pour développer un système immunitaire.

Pendant trop longtemps, nous nous sommes voilés la face en minimisant l’étendue du
problème et en limitant son rayon d’action. Nous refusions de voir autre chose que la petite
corruption, ces pratiques honteuses certes, mais tellement moins préjudiciables que ce que
nous refusions d’admettre. Pendant trop longtemps, notre système a prétendu que sa
corruption s’arrêtait au-delà des fonctionnaires de son administration, et que le racket que
beaucoup d’entre eux imposaient aux citoyens était l’unique source de détournement de
l’argent public. On devait assister à de longues diatribes demandant une réforme administrative
supposée éradiquer la corruption, sans jamais expliquer pourquoi elle n’avait pas lieu. Bien
entendu, ceux qui ressassaient ce genre de demandes omettaient de dire qu’ils étaient souvent
eux-mêmes derrière les embauches inadéquates dans la fonction publique, et qu’ils
protégeaient eux-mêmes des fonctionnaires coupables, exigeant même leur promotion à des
postes qui requièrent la plus grande probité. Je voudrais redire ici ce que je répète sans cesse :
il ne sert à rien de parler de réforme administrative si la loi n’est de toute façon pas respectée.
Il sera encore moins utile d’inventer des processus supposés améliorer le fonctionnement de
l’administration publique si la loi elle-même peut être bafouée à tout moment. Il faut d’abord
se soumettre à la loi quelle qu’elle soit, et ce n’est qu’après qu’on a le droit de réfléchir à son
amendement. Comment ignorer la nécessité de replacer tout le monde sous le règne de la loi et
de soumettre tout un chacun aux sanctions qui vont de soi lorsqu’on va à son encontre ? Tant
que cette évidence ne sera pas rétablie dans les textes d’abord et dans les faits dans la foulée,
combattre la corruption restera dans le meilleur des cas un exercice digne de Sisyphe, et dans
le pire un propos cynique destiné à satisfaire les pauvres gens.
De même, contrairement à une idée reçue, la corruption n’est pas confinée dans la sphère
publique. Elle a son équivalent très puissant et bien ancré dans le privé.
Les premiers signes sérieux de lutte contre la corruption dans un système donné sont en
général un renforcement des lois et de l’arsenal judiciaire, l’arrestation de criminels de droit
commun réfugiés chez un potentat local qui refuse de les livrer, avec de préférence
l’arrestation avec eux de tous ceux qui font entrave à la justice, et de la chute de personnages
puissants du fait de leurs actions frauduleuses. Cela requiert un soutien fort aux juges dans leur
action. Lorsqu’on verra cela se produire, on saura que le processus est enclenché. Mais
attention aux pseudo-mesures très largement inutiles. Par exemple, il ne sert pas à grand-chose
de passer des lois pour combattre la corruption, alors que l’on n’applique pas la loi existante. En
effet, il serait futile de penser qu’un système incapable de faire appliquer la loi principale à
l’encontre d’un corrompu pourra faire appliquer une loi combattant la corruption vis-à-vis du
même corrompu. Que de lois passons-nous dans le seul but de faire appliquer une autre loi ! Il
serait temps de comprendre que les choses ne marchent pas ainsi. De même, il ne sert à rien de
faire porter un énorme fardeau à un ministère de la lutte contre la corruption si le système
judiciaire ne s’acquitte pas de sa part de responsabilité. A contrario, quand ce dernier aura les

moyens de le faire, il n’aura pas besoin d’un relai au sein du pouvoir exécutif. Au sens plus
large, il est inutile – voire nuisible – de dupliquer les fonctions au lieu de s’assurer que les
organismes en charge s’acquittent convenablement de leur fonction. A un autre niveau, il ne
sert pas à grand-chose de passer un accord avec les gens qui protègent des criminels pour les
soumettre à un simulacre de procès et à une peine pour la forme. C’est encore pire que
l’inaction, parce que l’aveu d’incapacité est encore moins mauvais que la complicité avec le
crime, vu qu’il préserve au moins l’espoir de jours meilleurs. Quand le système devient
franchement complice, on atteint des sommets de corruption et le remède n’a plus rien à voir
avec les recommandations habituelles.
Mesdames et messieurs,
Les conséquences de la grande corruption sont ravageuses. Quand d’énormes montants
finissent dans les mauvaises poches, quand les crimes sont impunis, et quand l’Etat perd son
rôle de redistribution pour devenir, à travers des marchés publics entachés de corruption, des
impôts non collectés ou des dus non versés, un concentrateur de richesse entre les mauvaises
mains, l’Etat perd son crédit, le ciment national se fissure, la justice sociale s’évapore, et
l’explosion guette.
Une première conséquence directe de la grande corruption est la montée des inégalités, et
c’est peu dire que le Liban en souffre. D’un pays d’entrepreneurs où la classe moyenne avait les
moyens d’imposer les réformes nécessaires et que l’offre d’emplois dans le privé distinguait
fortement du reste du monde arabe, le Liban est aujourd’hui un pays où quelques centaines de
très grandes fortunes côtoient une population qui n’arrive plus à joindre les deux bouts, ce qui
fragilise l’édifice social et rend très difficile de créer une pression populaire pour les réformes
nécessaires. La corruption n’est pas l’unique source de cette montée des inégalités, mais elle en
est un facteur déterminant, également parce que tout ce qui contribuerait à combler les
besoins pour permettre de relancer la machine est fortement miné par la corruption, comme
les infrastructures déficientes, les filets sociaux inefficients, et la mauvaise gouvernance qui fait
fuir l’investissement par exemple.
La corruption est très largement à la source de la chute dramatique de la productivité libanaise.
L’investissement public souffre du mal, et de l’espace fiscal restreint qui en découle également.
L’investissement privé est découragé du fait de mauvaises expériences répétées. Le monde des
affaires se plaint de la lenteur de la justice, de l’inefficacité des services publics, de la corruption
endémique à tous les niveaux, et de l’interférence pesante de la sphère politique chaque fois
qu’une opération est intéressante. Le coût de fonctionnement des services publics se répercute
sur le prix de ces services, sur la compétitivité des entreprises et sur le pouvoir d’achat des
ménages. La main d’œuvre de qualité s’expatrie du fait de cet environnement et à cause de la
faiblesse des filets sociaux, également minés par la corruption. Enfin, les entreprises de qualité

souffrent de la concurrence déloyale de contrebandiers, ou encore de ceux qui produisent en
occupant un terrain, en employant des gens au noir, en volant de l’électricité, en trichant sur les
charges fiscales, en échappant aux charges sociales, et en important la matière première à
travers les canaux illégaux. Comment les meilleurs peuvent-ils concurrencer ceux-là ? Et
comment ceux-là, après avoir eu la peau des meilleurs, des emplois qu’ils créent et de la valeur
qu’ils apportent, pourront-ils se battre à l’export alors qu’ils n’ont aucune notion de bonne
gestion ? C’est ainsi que la productivité et la compétitivité de notre économie s’écroulent, et
que notre balance extérieure se détériore. C’est ainsi que plus de pression est mise sur notre
situation monétaire étant donné les conséquences de tout cela sur le flux des devises.
Mesdames et messieurs,
Tout cela ne veut aucunement dire qu’on ne peut rien contre la corruption. En attendant le
moment où la masse critique de réformateurs au sein du système sera atteinte et que les
choses se feront de manière rapide et je l’espère irréversible, il y a beaucoup de petites
victoires qui ont été enregistrées grâce auxquelles le système continue de fonctionner et les
institutions de survivre tant bien que mal. Ces exploits, même s’ils sont isolés, attestent de
l’erreur capitale que font ceux de nos concitoyens qui affirment d’emblée que le système est
ainsi fait, qu’il a toujours été aussi mauvais et qu’il le restera, et qu’il faut s’en accommoder, et
que les autres chefs de clan étant corrompus, il est normal que le leur le soit aussi. Cela est
d’ailleurs historiquement faux, puisque notre pays a connu avant la guerre de 1975 une époque
où, malgré des faiblesses, les institutions fonctionnaient plutôt bien, la justice tranchait
souvent, l’environnement des affaires était très bon, et les finances publiques affichaient des
excédents.
Cette attitude est de plus suicidaire parce que la stagnation permanente n’existe pas, et qu’un
environnement qui ne s’assainit pas va toujours vers plus de problèmes. Et enfin, pour preuve
de la possibilité de vaincre l’hydre de la corruption, nous avons réussi quelques prouesses qu’il
convient de mentionner.
1- Le Liban a réussi à élargir son assiette fiscale en multipliant par six le nombre de
contribuables inscrits en moins de quinze ans. Cela contribue grandement à limiter
l’enrichissement illégal de certains sur le dos de la communauté. La tendance du civisme
fiscal reste à la hausse, malgré les coups durs et les mesures régressives comme
l’amnistie fiscale. Nous avons par ailleurs une augmentation des recettes liées
uniquement à une meilleure gestion de l’impôt de plusieurs points de pourcentage.
2- Aucune région libanaise ne reste réfractaire à l’impôt. En attendant de collecter tout ce
qu’il faut collecter, les régions les plus récalcitrantes commencent à jouer le jeu.
3- Pour une fois, certaines mesures permettant de rendre les citoyens égaux devant
l’impôt ont été prises, et on a soumis à l’impôt des activités et des lobbies qui ont réussi

à s’en soustraire très longtemps. Ca a permis de limiter des pressions supplémentaires
sur les gens qui respectent la loi.
4- Certaines adjudications publiques ont donné des résultats inespérés pour la première
fois depuis des décennies en faveur de l’Etat et de l’argent du contribuable. On continue
à se battre pour que ça fasse tache d’encre.
5- Le grand chantier de la transparence fiscale a réussi envers et contre tout. Nous avons
gagné une bataille féroce qui a permis au Liban d’échapper aux listes noires du G20, de
l’OCDE et de l’Union Européenne. Les lois et règlementations passées ouvrent la voie à
une plus grande transparence et à la lutte contre la corruption.
6- Nous avons également réussi à nous mettre au diapason sur la législation relative à la
lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
7- Le pays entier est sensibilisé sur le sujet et les citoyens commencent à mesurer l’impact
de la corruption sur leur vie quotidienne, et les responsables vont probablement
commencer à sentir le besoin d’agir contre ce fléau.
8- Nous avons réussi, malgré certains retours en arrière, à donner plus de transparence au
budget national, et à améliorer son annualité, son unité et son universalité. Nous n’en
sommes pas encore à crier victoire, mais les progrès étaient sensibles en 2017,
malheureusement moins en 2018, y compris pour ce qui est de l’élimination d’un
maximum de cavaliers budgétaires.
9- Dans l’administration et les forces armées, des nominations ont enfin eu lieu. Le nombre
de postes vacants à pourvoir dans la structure étatique est en forte baisse. Cela permet
de redynamiser l’appareil de l’Etat, et de lever l’épée de Damoclès qui pèse sur les
fonctionnaires par intérim qui sont menacés d’être éjectés chaque fois qu’ils seraient
tentés de ne pas courber l’échine alors même qu’ils cherchent simplement à faire
appliquer la loi. Au sein de ma direction générale, je fais en sorte de créer autant d’ilots
de qualité que possible, que ce soit pour les services aux contribuables et les services
informatisés, la gestion de la dette publique, l’analyse macroéconomique, la fiscalité
pétrolière, la gestion des conséquences de la crise syrienne, la nouvelle comptabilité
publique, l’unité en charge des organismes multilatéraux, et plusieurs autres.
10- Nous avons également gagné une guerre de respectabilité internationale en réussissant
à devenir membre et pays d’opérations de la BERD. Un certain nombre de grands
actionnaires avaient mis leur veto, mais nous avons réussi à les convaincre que nous
étions a même de protéger leurs opérations et celles des institutions de même nature
des dangers de mauvaise gouvernance.
11- Le processus pétrolier se passe jusque-là de manière satisfaisante, de l’aveu des
observateurs étrangers. En ce qui concerne ma direction générale, nous avons mis en
place une équipe de très grande qualité capable de veiller aux intérêts du Liban, de
l’aveu même de nos consultants norvégiens. Il est d’ailleurs crucial que le pays gagne

cette bataille précise contre la corruption, parce qu’elle a vocation à être un « game
changer » dans l’environnement libanais.
12- La chose dont je suis le plus fier : la reconstitution complète des comptes financiers de
l’Etat, de 1993 à ce jour. Quand on sait qu’il a été interdit à l’administration publique de
produire ces comptes pendant de longues années, que tout était là pour rendre la tâche
impossible, et que plusieurs projets visant à les escamoter ont échoué in extremis, le
plaisir de présenter aux Libanais et au monde la vraie situation financière du pays est
très grand, surtout que l’exercice était qualifié d’impossible par les consultants du FMI,
de la BM et de nos partenaires bilatéraux. Ca permettra de donner de la crédibilité et de
la respectabilité à nos institutions, et de garantir une traçabilité des opérations pour
détecter des opérations frauduleuses au détriment de l’argent public. Le Libanais a le
droit de savoir ce qu’on a fait de ses deniers, et il a été privé de ce droit pendant trop
longtemps.
Je pourrai continuer à allonger la liste, mais je crains que vous n’en concluiez que nous sommes
dans un système idyllique. Nous avons des essais à transformer, il faut le faire, et il faut rendre
les avancées irréversibles. Rien ne justifie d’abdiquer, même si le défi est immense. Quand on
peut résister à la guerre, changer le cours de l’histoire, oublier les massacres, faire face à la
gabegie, et gérer un ratio inouï de réfugiés par habitant, on peut ambitionner de tordre le cou
aux mauvaises pratiques. Et nous réussirons, même armés d’une petite fronde de respectabilité
face au Goliath de la corruption!
Alain Bifani